Voix du Monde

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Mères marocaines hors la loi

Marginalisées et délaissées par leurs proches, les mères célibataires au Maroc vivent dans l'exclusion, la précarité et l'illégalité. Dans le royaume, il est en effet interdit de procréer hors mariage. Fondée pour prévenir les abandons d’enfants au Maroc, «Solidarité Féminine» prend en charge les mères célibataires et leurs nourrissons dans une maison d'accueil à Casablanca. Leur mission: les aider à se réintégrer au sein de la société et de leur famille. Un combat qui n’est pas gagné d’avance…

«J’ai accouché tout seule dans les toilettes de l’hôpital. Le médecin a refusé de m’assister car je n’étais pas mariée», raconte Nadia, une des 28 mères célibataires prises en charge par l’Association Solidarité Féminine à Casablanca. Cette jeune Marocaine de 21 ans suit une formation de pâtissière au sein de l’organisation, qui lui procure aussi un toit et s’occupe de son bébé de six mois. Solidarité Féminine est la seule structure du pays à prendre en charge les jeunes mères et leurs enfants illégitimes. Nadia vient d’Agadir, son père ne sait pas qu’elle a eu un fils. « S’il l’apprenait, il mourrait », dit-elle en secouant sa longue chevelure noire. Nadia est issue d’une «bonne famille». Elle a eu une enfance traditionnelle et a été scolarisée, contrairement à la majorité des autres résidentes du foyer. «La plupart des mères célibataires sont analphabètes et ont travaillé comme petites bonnes depuis l’enfance», explique Souad, assistante sociale au sein de l’organisation. Placées par leurs parents dans des familles plus riches pour y accomplir des travaux ménagers, elles ont été privées d’éducation… et d’affection.

Un péché condamné par le code pénal
«En manque d’amour, ces adolescentes se font engrosser par le premier venu qui leur promet le mariage, s’exclame Souad. Il arrive aussi qu’elles se fassent violer. Mais peu importe la cause de la grossesse, c’est le résultat qui compte. La mère célibataire n’a droit à aucune compassion au Maroc! » L’enfant illégitime est la preuve indiscutable du péché, celui d’avoir fait l’amour hors mariage, acte interdit par le Coran et par le code pénal marocain. Tout rapport sexuel extraconjugal est considéré comme de la prostitution, passible de 3 à 6 mois de prison, pour l’homme comme pour la femme. «La loi n’est plus appliquée à la lettre, précise Souad. Mais ça arrive encore dans les petites villes.» Et à l’hôpital, après l’accouchement, les mères célibataires reçoivent systématiquement la visite du procureur. Solidarité Féminine intervient après. L’association donne un hébergement à ces femmes rejetées de tous, elle s’occupe de leur enfant et leur offre une formation de pâtissière, cuisinière ou de vendeuse de kiosque. « Un diplôme en poche, elles ont, avec notre aide, une petite chance de se réintégrer dans la société. Mais nous avons encore beaucoup de peine à leur trouver des employeurs», regrette l’assistante sociale. Ceux qui acceptent le font par charité. Les employées de l’ONG s’occupent aussi de légaliser la situation de la mère et de l’enfant : récupérer les papiers d’identité des résidentes chez leurs parents peut s’avérer un véritable parcours du combattant, tout comme retrouver, puis renouer le dialogue avec le père. Pour reconnaître son enfant, l’homme n’a qu’une option : le mariage. Au nom de l’honneur, il arrive qu’une femme violée épouse celui qui fut son bourreau.

Un véritable tabou
« On se bat au niveau politique pour faire changer les choses, explique Neima, la juriste de Solidarité Féminine. Mais on en est loin! Avant de modifier la loi, il faudrait déjà qu’on puisse aborder le sujet! On demande aussi à ce que le test ADN soit obligatoire lorsqu’il s’agit de prouver la paternité. Mais on se heurte à l’islam qui interdit toute relation extraconjugale». Assouplir la loi en faveur de la mère célibataire serait tolérer ce qui est interdit. Impossible de légiférer autour d’un acte qui, par essence, ne devrait jamais se produire… Même les associations féministes se ne se mobilisent pas. « Le sujet divise trop, commente Safadi, militante au sein de l’Association pour le droit des femmes. C’est un problème très difficile. On ne voit pas de solution pour les mères célibataires…ce que fait Solidarité Féminine est très bien. Nous n’allons rien faire de plus». La conversation est close : impossible d’aller à l’encontre du Coran. «C’est après avoir vu une mère abandonner son enfant que j’ai décidé de fonder Solidarité Féminine, explique la présidente Aïcha Ech-Channa. Les orphelins sont trop nombreux au Maroc. J’ai voulu agir en amont en m’attaquant à l’une des causes du problème ». Ce printemps, après 17 années de lutte, l’association a été reconnue d’utilité publique par l’Etat. Tout un symbole pour Aïcha Ech-Channa qui se souvient de ses débuts solitaires. Son projet a pu survivre grâce au soutien de plusieurs institutions dont La Fondation Terre des Hommes en Suisse. Mais Solidarité Féminine n’est qu’aux prémisses de son action. Les mères célibataires restent les femmes les plus marginalisées du Maroc. Au moins cinq bébés sans père naissent chaque jour à Casablanca, selon les chiffres des hôpitaux.
Une réintégration incertaine
Quant aux mères prises en charge par Solidarité Féminine, leur réintégration dans la société n’est pas gagnée d’avance. « On a beaucoup d’exemples encourageants mais ça ne réussit pas toujours, explique l’une des nurses de l’association. On a vu d’anciennes résidentes tomber dans la prostitution ou abandonner leur enfant qu’on retrouve plus tard dans un des orphelinats de la ville.» Difficile pour les mères célibataires de se relever mais certaines y arrivent, à l’image de Waiba qui n’a pas honte de raconter son histoire (voir encadré 2). « Je témoigne, explique-t-elle, car si personne ne parle, la situation des mères célibataires ne va jamais évoluer au Maroc.» En attendant d’être tolérées au sein de leur propre culture, les jeunes mamans de l’association ont toutes le même rêve: partir en Europe. Pour ne plus être un paria, et avoir une chance de refaire leur vie de femmes…





COMMENTAIRE
Difficile de ne pas juger !
Difficile de comprendre comment une mère et un père peuvent renier leur fille d’un jour à l’autre. Difficile de comprendre qu’un homme quitte sa fiancée de longue date parce qu’elle est tombée enceinte… de lui ! C’est le regard des autres ? L’honneur au-dessus de l’amour ? Difficile de ne pas juger. Pourtant, il n’y a pas si longtemps, les valeurs étaient similaires en Suisse. A peine quelques dizaines d’années… La défense des mères célibataires se base sur des concepts très occidentaux. Concept de liberté, de pouvoir choisir sa vie, d’être accepté pour ce que l’on est. Au Maroc, ce ne sont pas ces valeurs individualistes mais la tradition qui guide les comportements. Les grandes villes sont influencées par le mode de vie occidental mais les mères célibataires ne bénéficient pas (pas encore ?) de cette mouvance. En tant que Suisse, j’ai envie de voir les choses changer, profondément. Mais ça ne semble pas être une préoccupation pour la majorité des Marocains. De leur point de vue, opter pour une plus grande tolérance signifierait un déni de leurs valeurs essentielles, une soumission à l’influence européenne et américaine. L’idéal, pour eux, serait qu’il n’y ait plus de mères célibataires, que tous les enfants soient issus d’une union légitime. Solidarité Féminine est bien seule dans son combat, le sujet n’est même pas débattu sur la place publique. Le phénomène fait peur, car il place la société marocaine face à ses propres contradictions. Mais avons-nous le droit de juger ? Le droit de pousser un cri en tout cas ! Car jeter aux bans de la société une jeune femme et son enfant, au péril de leurs deux vies, est indigne des valeurs de tolérance, de solidarité et de respect prônées par nos deux cultures, européenne et maghrébine.


Valérie Kernen


 Maroc | 2002