Voix du Monde

Site de reportages et d’enquêtes – Valérie Kernen

Image
Brillants, visionnaires mais abrasifs

Comment gérer de hauts dirigeants intellectuellement brillants mais relationnellement déficients, voire incompétents ? Malgré un QI au-dessus de la moyenne, leur comportement inadéquat peut semer le chaos au sein d’une équipe, d’un département, voire d’une entreprise. Mais certains outils existent pour sensibiliser ces cadres à un autre type de leadership.


Les « victimes » des dirigeants abrasifs sont bien connues, atteintes de burn-out, de dépression ou de stress chronique, elles représentent ce nouveau mal-être contemporain, qu’est la souffrance au travail. Mais rares sont les cadres qui acceptent de témoigner de leurs difficultés à diriger correctement leurs subordonnés, à leur apporter de la reconnaissance et de la considération, dans un contexte économique toujours plus pressant et contraignant. « Mon ascensions dans l’entreprise a été très rapide et je n’ai pas eu l’opportunité d’être formée au management de personnes», confie une haute dirigeante anglaise, qui travaillait chez Saatchi & Saatchi à Hong Kong.

Confrontée à des clients difficiles, exigeante envers elle-même et perfectionniste, elle reportait la pression sur ses subordonnés. « J’étais assez agressive avec les gens et centrée sur mes propres buts», poursuit cette professionnelle du marketing. « Lorsqu’on m’a demandé de recourir à un coach, j’ai appréhendé la réaction de mes collaborateurs. Je craignais qu’ils prennent ça comme un désaveu par rapport à mon travail. Mais ça m’a été bénéfique. J’ai pris conscience de l’impact que mon langage verbal et non-verbal avait sur les autres. Et j’ai appris à travailler selon des stratégies « gagnant gagnant », qui prennent en compte les objectifs de chacun. Aujourd’hui, plutôt que d’attaquer, je m’assieds et je discute. Et quand mes anciens réflexes refont surface, je retourne à froid vers la personne et on s’explique, ce qui est généralement apprécié.»

Spécialiste des dirigeants abrasifs

Cette femme qui a monté sa propre boîte et travaille aujourd’hui pour les plus grandes marques mondiales a été guidée par Katrina Burrus, une coach spécialisée dans l’accompagnement de dirigeants brillants mais abrasifs au niveau de leurs relations interpersonnelles. Dans son livre destiné aux spécialistes des ressources humaines « Quand le visionnaire devient aveugle », elle décortique au travers d’un cas concret, comment un dirigeant reconnu pour ses excellents résultats va semer le chaos dans une entreprise, provoquant burn out, augmentation de l’absentéisme et du stress, ainsi que le départ de précieux collaborateurs.

« Mais contrairement à ce que les gens pensent, un dirigeant abrasif n’est pas fondamentalement mauvais ou méchant. Souvent, il ne se rend pas compte de la souffrance qu’il génère et il est surpris de l’image négative qu’il projette», explique Katrina Burrus, qui travaille en toute discrétion pour de grandes entreprises suisses et étrangères.

"Ils peuvent changer"

Cette coach certifiée a développé une technique particulière d’évaluation du dirigeant, basée sur une recherche qualitative et des entretiens individuels. « Les collaborateurs sont également informés du travail engagé par leur supérieur, ce qui lui laisse une marge de manœuvre pour changer. Car des gens qui ont été blessés vont voir avec méfiance un changement de comportement inexpliqué : Pourquoi tout à coup, mon chef qui me crie habituellement dessus me demande si j’ai passé un bon week-end ? En plus, les premières tentatives sont souvent maladroites. C’est un processus qui prend du temps. »

La plupart des grandes entreprises suisses développement des procédures de détection des situations abusives sur le lieu de travail. Mais le climat peut devenir malsain au point que les employés se méfient des outils qui devraient les soutenir: certaines hotlines, par exemple, destinées à la dénonciation de comportements déviants restent désespérément muettes, et ce malgré des dérapages criants. « Chez Swatch, nous n’avons pas de ligne téléphonique anonyme mais des personnes de référence pour gérer ce genre de cas », affirme Béatrice Howald, porte-parole du groupe à Bienne. « Nous ne communiquons pas sur nos procédés mais il nous est arrivé de licencier des managers toxiques. »

Responsabilité des entreprises

Du côté de Nestlé, on déclare être particulièrement attentif à ces questions au travers d’une politique globale de prévention. « Nous avons mis en place plusieurs garde-fous et parmi eux, la manière dont nous évaluons la performance de nos leaders. Nous nous intéressons au quoi, aux objectifs à atteindre, mais aussi au comment, à la manière de travailler. Et les deux ont le même poids », explique Sonia Studer, responsable du Centre d’expertise « Développement et formation » au sein des ressources humaines de Nestlé Suisse.

« De plus, nous évaluons également le leadership des managers au sein d’un département, ce qui nous permet de détecter des dysfonctionnements qui n’apparaîtraient pas au niveau individuel. Evidemment, le sans faille n’existe pas. » Lorsqu’un leader dérape, un plan d’amélioration est mis en place. « Ce qui est plutôt rare », précise Sonia Studer. « Et dans la majorité des cas, les personnes arrivent à modifier leur comportement, parfois avec l’aide d’un coach externe. »

Professionnels indignés

Toutefois les professionnels compétents pour suivre de hauts dirigeants irritables ou tyranniques ne courent pas les rues. Certains coachs n’arrivent pas à dépasser leurs préjugés, voire leur indignation lorsqu’ils entendent ce que le manager a fait subir à ses subordonnés. « Je ne pense pas qu’on puisse changer ce genre de personnes», affirme le responsable des ressources humaines d’une entreprise horlogère. « Face à des dirigeants toxiques ou manipulateurs, la seule solution est le licenciement et je parle en connaissance de cause. »

Katrina Burrus n’est pas de cet avis même si les leaders qu’elle coache subissent parfois le même sort. Selon elle, ces cadres ont une réelle capacité de changement, mais pour se faire, ils doivent être acculés ou subir une forte pression de la part de la direction. « Il faut leur montrer que c’est dans leur intérêt de traiter mieux les gens », explique cette femme, qui a été une des premières à s’intéresser au phénomène des managers toxiques. « Nous avons tous nos angles morts, des domaines où l’on est moins bon. Les dirigeants abrasifs manquent d’intelligence émotionnelle et leur comportement est souvent lié à de profondes blessures. »


Valérie Kernen


 Hors champ | 2013